Marc

Jeudi 2 avril 2020

Hier c'était l'anniversaire de Marc. C'est notre voisin de droite. J'entends par là que sa maison est à droite de notre maison. Après, je ne pense pas qu'il soit complètement de gauche non plus mais bon, je m'en fiche parce que je suis un peu amoureuse de Marc, en cachette.

C'est le style de gars qui a accompagné sa femme jusqu'au bout de sa vie après des années d'une très longue maladie, et c'était pas un rhume, ni une crise d'appendicite, non un vrai truc qui fait souffrir, bien dégénérescent, qui te pourrit l'existence sur du très long terme. Il lui a fait à manger, le ménage, la sortait promener, lui a construit une rampe médicalisée et surtout l'a beaucoup aimé. Quand il parle de Jacqueline, il raconte leur passion commune, les randonnées en montagne. Quand Jacqueline est morte, j'ai pensé qu'il allait dépérir, ne plus savoir que faire tellement elle occupait son quotidien depuis des années. Mais que nenni, comme dirait quelqu'un du début du XXème siècle, il s'est mis à sa vraie passion, la peinture. Parce que Marc pendant des années il a fait les chantiers, d'abord comme petite main, jusqu'à contre maitre, mais sa vraie folie c'était la peinture.

Il connait tous les grands maitres, leur technique, leur vie, il est fou de musées. Du coup, à la retraite, il s'est d'abord mis à l'aquarelle, puis à la laque avec incrustation et dernièrement, la sculpture. Il s'est fait un petit atelier près du vélux du toit de son grenier, juste là où la lumière vient aider ses yeux très bleus mais usés. En temps normal, deux fois par semaine Marc prend ses cours de beaux arts. Le samedi matin, il court au bois de Vincennes, enfin, il trottine, parce qu'il a les genoux un peu en vrac, et une fois par an, il part faire un « grand » voyage avec son petit fils. L'an dernier, ils ont été au Vietnam et à Singapour. Depuis qu'on est confiné ses filles passent de loin et de temps en temps, déposer quelques courses. Des fois quand je me réveille vraiment très tôt je le vois partir avec son jogging, les mains dans les poches et un masque sur le museau parce qu'il sait très bien Marc qu'il ne faut absolument pas croire le gouvernement quand il dit que les masques ne servent à rien, qu'en vrai c'est juste parce qu'il n'y en a pas des masques! Le sien c'est un vieux masque de chantier. Il part marcher une heure et il rentre avant qu'un quelconque spécialiste du corona puisse le juger inconscient parce que « quand même à son âge il devrait gna gna gna gna... ».

Marc, il a réchappé à tant de choses que ce virus, les grands discours, les petits arrangements, de tous nos gouvernants le font doucement rigoler, lui, dont les parents, immigrés italiens fuyant la guerre se sont réfugiés ici à Romainville, se construisant une cabane, bravant le froid, la faim, les maladies. Il a connu la deuxième guerre, exilé loin de sa famille à la campagne chez des paysans avec d'autres petits banlieusards esseulés. Il a vécu le bombardement des alliés sur Romainville en 44, les avions qui rasent le sol en lâchant leurs grosses bombes. Faut pas lui en raconter à Marc. Il ne se laisse pas émouvoir facilement. Il a la pudeur et le recul de ceux qui ont beaucoup vécu.

Et pourtant hier soir, au moment de la sérénade de 20 heures, quand on sort tous à nos fenêtres, et qu'il descend un peu rebelle au beau milieu de la chaussée pour nous regarder et taper dans ses mains, on a enchainé, par surprise, tous les voisins, avec un joyeux anniversaire tonitruant, tambourinant et trompettant, alors j'ai vu ses beaux yeux se mouiller et du haut de nos balcons, on crevait tous d'envie d'aller le serrer dans nos bras.

Hier Marc fêtait ses 90 ans.